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samedi 20 avril 2013

Louis Madelin et Talleyrand



http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Madelin
Louis Madelin (1871-1956) fut l'un des grands historiens de la Révolution et de l'Empire. En 1901, il publia  un Fouché, produit de sa thèse de doctorat dirigée par Alphonse Aulard. Nonobstant Stefan Zweig et Jean Tulard qui ont été de bons biographes du ministre de la Police générale du Consulat et du Premier Empire, la biographie de Madelin fait encore autorité et a été rééditée en 2010 par Nouveau Monde avec une préface de Jacques-Olivier Boudon. Après un grand nombre d'ouvrages sur la Révolution et l'Empire, il entreprit, en 1937, de renouveler ce qu'avait fait Adolphe Thiers et d'écrire à son tour une Histoire du Consulat et de l'Empire en seize volumes, un périple qu'il acheva en 1953. Cette oeuvre magistrale a été rééditée en quatre tomes en 2003 par Robert Laffont. Elle reste intéressante à consulter même si aujourd'hui la référence est évidemment la masse granitique de Thierry Lentz en cinq volumes (le Grand Consulat et Nouvelle histoire du Premier Empire en quatre tomes). En 1944, Louis Madelin publia une biographie de Talleyrand, rééditée en 1979 par Tallandier, en 1984 par Marabout et en 2014 par Perrin dans la collection Tempus. 

Le lecteur trouvera ci-dessous la préface de Madelin à son Talleyrand :

« Lorsque, dans ma jeunesse, j'étudiais Fouché, je trouvais assez vite le ministre des Relations extérieurs du Consulat et de l'Empire dressé contre son collègue de la Police générale par une rivalité fort âpre, puis, tout au contraire, le prince de Bénévent lié avec le duc d'Otrante en des trames secrètes, puis s'éloignant et sans cesse se rapprochant de lui jusqu'à cette heure singulière où, « le vice s'appuyant sur le crime », Chateaubriand les a vus sortir du cabinet de Louis XVIII, l'ex-oratorien régicide soutenant la marche toujours pénible de l'évêque apostat, jusqu'à cette heure enfin, où les deux hommes, redevenus ennemis, s'entraînent l'un l'autre dans leur commune chute.
« Ce Talleyrand, je l'ai retrouvé dès les premiers chapitres de l'histoire de la Révolution, que j'essayais de retracer, comme dans les derniers – jeune député du Clergé aux États généraux, puis membre de l'Assemblée constituante où il marque avec éclat, et, à l'autre extrémité du drame, ministre du Directoire dont il prépare la ruine. Et quand, peu après, je faisais de Danton l'objet d'une autre étude, j'apercevais soudain cette figure passer, une heure, dans la vie du tribun révolutionnaire qui, devenu gouvernant, cherche dans les conceptions diplomatiques du ci-devant évêque d'Autun des inspirations à sa politique encore incertaine.
« Il va sans dire que, de la première à la dernière heure de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, j'ai vu le « citoyen Talleyrand-Périgord », plus tard « Son Altesse le prince de Bénévent », jouer les rôles les plus divers : artisan de Brumaire, collaborateur zélé du Premier Consul, serviteur précieux, mais dangereux de l'Empereur, adversaire secret et actif du souverain, sapant ce trône impérial qu'il a jadis tant contribué à élever.
« Ayant eu, enfin, quelque velléité d'écrire une vie de Louis-Philippe, depuis abandonnée, j'ai retrouvé, à côté du duc d'Orléans délibérant, en juillet 1830, d'accepter le trône, le vieux « prince de Talleyrand » qui l'y pousse, pour se faire, l'événement révolu, l'un des plus utiles collaborateurs de politique extérieure et obtenir, pour le « roi des barricades », « droit de cité en Europe ».
« On ne rencontre pas si souvent un personnage si extraordinaire et d'ailleurs si énigmatique sans être vite tenté de le mieux connaître. Ce n'a jamais été un simple comparse que Maurice de Talleyrand et, j'ai eu, au long de ma carrière, l'esprit occupé, presque préoccupé de cet homme. On a dit et écrit de lui tant de choses troublantes – pierre de scandale pour les uns, objet d'admiration pour les autres, intrigant infatigable, dit celui-ci, homme d'État éminent, proclame celui-là ! Comme j'estime que la clé des trois quarts des existences se trouve dans leurs débuts, j'avais accueilli avec joie un petit livre de mon confrère Bernard de Lacombe sur la Jeunesse de Talleyrand ; il m'avait passionné et j'avais entendu en tirer des conclusions dans un opuscule que j'avais intitulé, un peu audacieusement, Talleyrand préhistorique.
« À cette époque, un homme fort distingué, Georges Pallain, semblait désigné pour se faire l'historien de Talleyrand ; il avait publié de précieux recueils de documents concernant le personnage ; je crois qu'il avait le dessein de se consacrer, un jour, entièrement à l'étude de l'homme qui, j'en peux témoigner, l'obsédait ; mais Pallain avait été très tôt disputé, puis arraché à ses études par les hautes fonctions que d'éminents services prolongèrent fort tard ; il ne connut même pas l'heure d'une retraite qu'il avait compté, me disait-il souvent, vouer à l'histoire de l'homme d'État. J'ai beaucoup connu Georges Pallain dans ses dernières années et me suis beaucoup entretenu avec lui de Talleyrand. Il me poussait à « le prendre en main » après Fouché. Mais déjà Napoléon me disputait à son ancien ministre, et lorsque mon excellent confrère Georges Lacour-Gayet voulut bien s'ouvrir à moi de l'intention où il était de se saisir du sujet, je l'y encourageai bien cordialement.
« Lacour-Gayet a composé une véritable somme, ainsi que l'on disait autrefois : tout ce qu'on pouvait, à l'époque où il écrivait, tirer, sur Talleyrand, des documents publiés comme des pièces d'archives, il l'a, après un remarquable travail, versé dans trois tomes importants et comme, de ces documents, il fait des citations longues et fort suggestives, on est amené à traiter ces volumes moins en livre définitif qu'en mine – une mine dont toutes les galeries, d'ailleurs, seraient admirablement aménagées. Le seul regret que laisse la lecture de cette oeuvre si consciencieuse, c'est celui de ne pas voir jaillir le personnage qu'on cherche. L'historien ne s'est certes pas refusé à formuler, en cours de route, des jugements, souvent sévères, d'ailleurs sans parti pris, mais il a, en fin de volume, avoué que l'homme restait pour lui une énigme indéchiffrable, laissant ainsi le lecteur un peu déçu. Il n'en va pas moins que tout historien qui, depuis la publication de l’oeuvre de Lacour-Gayet, a voulu étudier de nouveau Talleyrand, a dû y puiser si largement, que tous ont été amenés à lui rendre un hommage qu'à mon tour, je lui apporte ici.
« Sans doute le regret que j'exprimais à l'instant a-t-il été général puisque, depuis, tant d'autres ont essayé de dégager, des documents mis par Lacour-Gayet à leur disposition, la figure de Talleyrand pour qui, du comte de Saint-Aulaire à Paul Lesourd, ils se sont, en thèse générale, montrés beaucoup plus indulgents que l'érudit professeur.
« Émile Dard est venu verser « au procès » des documents bien précieux et des faits très nouveaux. Son livre Napoléon et Talleyrand, paru en 1935, n'embrasse, ainsi que l'indique le titre, qu'une partie – à la vérité considérable – de la vie de l'homme d'État ; mais tout l'homme y tient et, sous un aspect, à mon sens, beaucoup plus net que dans l’oeuvre de Lacour-Gayet. Émile Dard a notamment extrait des Archives autrichiennes des lettres et rapports qui jettent sur le personnage une lumière fort crue. Nulle publication n'est, à mon sens, plus accablante pour sa mémoire ; vénalité et trahison s'y montrent bien plus graves qu'aucun historien ne l'avait même soupçonné ; mais Émile Dard, s'il confirme et accuse la rare immoralité de l'homme, met en valeur, plus aussi qu'aucun historien, l'homme d'État qui, à mon sens, aurait toujours eu raison contre Napoléon et, en fait, contre tout le monde. Dans un livre sur le rôle du prince en 1814 et 1815, Guglielmo Ferrero a singulièrement appuyé sur la chanterelle et, se fondant d'ailleurs sur une forte documentation, a dépassé, à mon avis, jusqu'à l'outrance, les historiens les plus enthousiasmés par la politique de Talleyrand ; mais Jean Thiry, dans son important volume sur la Première Restauration, s'appuyant sur d'autres documents, est amené, tout au contraire, à en rabattre beaucoup au sujet des mérites et des résultats de cette politique.
« Talleyrand reste donc – ainsi qu'un jour, il en avait exprimé le désir – l'objet des plus vives contestations et des plus étonnantes contradictions. J'ai essayé, ne fût-ce que pour ma satisfaction – et ma gouverne – , de regarder, moi aussi, le personnage en pied et, ne l'ayant jamais vu jusqu'ici qu'apparaître, de l'arrêter pour tenter enfin de le comprendre. Au cours de mes études – aujourd'hui longues – sur la Révolution et l'Empire, j'avais, comme tant d'historiens, reçu de lecteurs – précieux autant qu'obligeants – communications de pièces inédites qui m'ont beaucoup aidé à élucider certains événements ; beaucoup de ces pièces avaient trait à Talleyrand – lettres par lui écrites ou par lui reçues – ; comme, d'autre part, nul personnage ne m'intéressait plus, sauf Napoléon, je n'avais jamais laissé passer sans en prendre note les documents qui le concernaient, recueillis aux Archives ou dans les bibliothèques ; ainsi m'étais-je fait, dans mon fichier Révolution et Empire, un fichier Talleyrand qui, sans valoir, certes, celui d'un Lacour-Gayet ou d'un Émile Dard, m'a, sur l'homme, fourni bien des lumières.
« Il fallait en finir ; j'ai, moi aussi, tenté d'écrire un Talleyrand. J'ai repris les recueils de pièces, particulièrement les volumes de Georges Pallain sur la Mission de Londres de 1792 et le Ministère sous le Directoire, les Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon que Pierre Bertrand, bibliothécaire aux Affaires étrangères, a, pour notre fortune, si soigneusement colligées et publiées, la Correspondance de Napoléon, à laquelle il faut toujours revenir, et ses annexes, la Correspondance de Talleyrand et de Louis XVIII, la Correspondance entre Talleyrand et Jaucourt en 1814-1815, sans parler des grandes publications étrangères, telles que le Deutschland und Frankreich de Bailleu, que mes études sur l'Empire m'ont rendues familières et dans lesquelles Talleyrand occupe une si grande place. J'ai relu quelques-uns des Mémoires où ce grand acteur apparaît plus particulièrement : ceux de Metternich, de Mme de Rémusat, de Molé, de Pasquier, de Beugnot, de la duchesse de Dino, les confidences du bibliothécaire du prince, Amédée Pichot, comme le récit si émouvant que l'abbé Dupanloup a rédigé sur les derniers jours du vieillard – enfin ou plutôt avant tout des fameux Mémoires de Talleyrand lui-même qui, même tronqués et, dit-on, en
certaines de leurs parties, altérés, n'en constituent pas moins un témoignage étonnant, beaucoup moins sur les événements – sciemment arrangés, colorés et souvent dénaturés – que sur le personnage même qui a tant désiré en imposer à la postérité.
« Je n'ai pas eu, bien entendu, la prétention de refaire le travail de Lacour-Gayet qui a abouti à l’oeuvre que j'ai dite. Pas plus n'ai-je pensé à construire un ouvrage analogue à celui que j'ai, à mes débuts, consacré à Fouché ; Fouché n'avait pas eu un seul biographe et il fallait aller chercher partout les matériaux de la construction ; Talleyrand a, nous le savons, eu, lui, beaucoup de biographes, presque trop, et je pouvais faire mon profit de solides travaux autant que des documents publiés. Non : il s'agissait de me camper à moi-même un Talleyrand. L'ayant déjà, je l'ai dit, beaucoup fréquenté, j'ai voulu le connaître. J'ai, d'ailleurs, essayé d'aborder l'homme sans un préjugé et, ayant eu maintes fois l'occasion de parler de lui en passant, j'étais bien résolu, s'il le fallait, à réviser mes jugements. Ayant depuis de longs mois, vécu en sa singulière et dangereuse compagnie, je pense n'avoir pas subi cette fameuse « fascination » que, dit-on, ce « diable d'homme » - ainsi que disait l'Empereur – exerçait sur tous ceux, Napoléon compris, qui l'approchaient, et et qu'il semble continuer à exercer sur tant d'historiens, habitués cependant à se mettre en garde ; je veux espérer aussi que, me défendant de la « fascination », je n'ai pas trop réagi contre elle en noircissant l'homme. En tout cas ne pouvais-je le diminuer : il a été, parmi les personnages non seulement de son temps, mais de notre histoire, un des plus marquants ; on n'ose écrire « un des plus grands », et je dirai pourquoi. »
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